À l’occasion de la sortie de darktable 3.0, le logiciel a été présenté sur les blogs et dans la presse, à maintes reprises, comme un « équivalent » ou un « clone » de Lightroom, en version « gratuite ». Selon les versions et les affinités, il est tour à tour présenté comme le parent pauvre de ce dernier (si c’est gratuit, c’est forcément moins bien), ou comme sa première dauphine (compétition honnête compte tenu de la différence de moyens).

Il y a trois problèmes là-dedans :

  1. darktable n’a pas vocation à copier Lightroom, ni à lui piquer son marché,
  2. positionner darktable comme le Lightroom gratuit génère des attentes utilisateurs non cohérentes avec ce qu’il propose, puis des utilisateurs frustrés,
  3. darktable n’est pas gratuit.

Les origines de darktable

À la base, darktable a été fondé par Johannes Hanika, à la fin de son doctorat en informatique pour les média. Depuis, Johannes travaille sur Manuka, le logiciel de rendu 3D utilisé pour produire les effets spéciaux des films Le Hobbit et la Planète des singes, notamment sur la synthèse d’images 3D physiquement réaliste. Il enseigne aussi à l’université de Karlsruhe. C’est lui qui a développé la décomposition en ondelettes sensibles aux bords du module égaliseur de contraste présent dans darktable.

S’il a démarré darktable, c’est qu’en 2009, la seule façon de développer des photos RAW sous Linux était Rawtherapee, et ce n’était pas encore un logiciel opensource. Pas moyen pour lui d’intégrer ses idées dans un logiciel existant, il lui fallait démarrer un nouveau projet. Or, pour un passionné de photo qui connaît le traitement d’image et sait programmer, pouvoir transformer ses idées en filtres est rapidement un besoin pressant.

Ainsi naquit darktable : pour Linux, sous Linux. Dans un monde où les PC sont vendus avec les logiciels Microsoft installés d’office, Linux est le système d’exploitation des bidouilleurs et de ceux qui veulent contrôler l’ordinateur, pas se laisser contrôler par lui. L’ADN de darktable, c’est Linux : le contrôle complet de l’utilisateur sur l’image, pas la photo instantanée décaffeinée avec édulcorants.

Déjà à l’époque de l’argentique, il y avait deux sortes de photographes : ceux qui développaient eux-mêmes, et ceux qui laissaient leurs négatifs au labo 1h. darktable ne s’adresse pas à la deuxième catégorie. La bonne nouvelle, c’est que darktable ne vous oblige pas à respirer des concentrés chimiques de cancer qui vont finir à l’évier et polluer les nappes phréatiques Ça coûte aussi nettement moins cher en consommables, et plus besoin de monopoliser la salle de bain.

La concurrence de darktable

La concurrence de darktable n’existe pas, pour la simple et bonne raison que darktable n’appartient à personne et n’est pas vendu. Téléchargez le gratuitement, installez le, testez le, et s’il ne vous plaît pas, aller vous faire pendre ailleurs. Pas d’engagement, pas d’abonnement, si ça vous plaît restez, si ça ne vous plaît pas, partez. C’est aussi simple que cela. Pas besoin de créer de compte, de donner votre email et votre numéro de carte bleue. N’est-ce pas rafraîchissant ?

Parenthèse : j’ai un compte Adobe dont l’identifiant et le mot de passe ont fuité le 4 octobre 2013, lors d’un piratage du site. Merci Adobe ! C’est ça aussi, le SaaS : laisser vos infos perso sur un serveur sécurisé par un stagiaire.

Installez Lightroom ou Capture One : en ouvrant vos photos, vous obtenez le rendu “officiel” du logiciel, incluant des profils de couleur caméra et des courbes de base que vous ne pouvez pas désactiver. Alors, oui, ça ressemble aux JPEG créés par votre boîtier dès l’ouverture du logiciel, et en deux clics vous pouvez finir votre photo… Mais si vous n’aimez pas le rendu par défaut du logiciel (au hasard… parce qu’il est trop saturé pour votre style), il va vous falloir le combattre dans le logiciel, parce que vous ne pouvez pas le désactiver totalement. Vous êtes le dindon de la farce, même après avoir payé très cher votre précieux outil de travail.

Sous darktable, c’est très simple… Vous pouvez changer le profil d’entrée et désactiver la courbe de base par défaut, ou la changer pour ce que vous voulez. Donc darktable vous permet de retoucher un vrai fichier RAW depuis le début. Lightroom et Capture One, même s’ils fonctionnent remarquablement bien, vous prennent pour un(e) con(ne) et vous forcent la main avec leurs styles de base indéboulonnables. En contrepartie, darktable vous expose des options dont vous n’avez jamais entendu parler avant et dont vous vous seriez bien passé… La liberté vient avec des responsabilités.

darktable ne concurrence pas Lightroom, pour la simple et bonne raison que darktable ne vise pas le même marché que Ligthroom : les pousse-boutons serviles dressés par Adobe à cracher 12 € par mois, jusqu’à la prochaine augmentation de tarif, en essayant de se convaincre que c’est un mal nécessaire pour garder accès à leurs développements (le syndrome de Stockholm, ça se soigne les gars).

La photo doit être facile

J’ai déjà écris là dessus, vous avez tous été déformés par Kodak. Dès 1892, Brownie (racheté par Eastman Kodak en 1895) invente la photo grand public, avec le Brownie Bullseye : un appareil photo moyen-format en bois, grand public, sans système de mise au point et avec seulement 3 réglages d’exposition. Le premier point-and-shoot de l’histoire ! L’appareil était livré pré-chargé avec une pellicule souple de 120 mm (une révolution à l’époque, où l’on travaillait plutôt sur plaque en verre), puis était renvoyé par service postal au quartier général de Kodak, où la pellicule était déchargée, développée, puis l’appareil était renvoyé au client rechargé avec une pellicule neuve et les tirages papier de sa précédente pellicule.

Si Kodak a introduit ce concept du point-and-shoot, ce n’était pas par charité, mais pour étendre son marché vers les pères de familles bourgeoises vaguement technophiles, et ramener plus de consommateurs. Kodak est une entreprise américaine, et tout le monde sait que chez les américains, même la philanthropie est du marketing.

125 ans plus tard, tout le monde a intégré que la photographie était facile. Oui, mais quelle photographie ? La photo facile à l’emploi est une catégorie de photo seulement, qui vise un certain public seulement, parce que si elle va vite à produire sans compétence préalable, elle n’a pas les outils pour aller loin et est assez vite limitante pour le photographe. Par essence, la facilité repose sur des choix esthétiques et techniques faits à votre place par des ingénieurs, et qui vous retirent le contrôle sur vos images en son nom. On est donc donc la gratification immédiate, dans le style en conserve, pas dans l’expression artistique. Vous imaginez si la peinture avait été verrouillée techniquement dans ce même type d’approche mercantile par une entreprise en situation de quasi-monopole, ce qu’on regarderait dans les musées aujourd’hui ? Ou si la musique était limitée à rentrer une partition dans un ordinateur et à laisser le synthétiseur enchaîner les notes mécaniquement, ce qu’on écouterait aujourd’hui ?

Dans l’imaginaire collectif, cette photo de masse à la Kodak, facile par nécessité mercantile, est devenue la photo tout court et a éclipsé les autres types de pratique photographique. Beaucoup de photographes numériques ne peuvent pas imaginer que la photo argentique (dans la mode ou la photo d’art) ait été lourdement retouchée, car effectivement, les négatifs que papa déposait au labo 1 h n’étaient pas corrigés. L’utilisateur moyen ne s’émerveille plus des possibilités offertes par la photo numérique, il exige de la magie en 3 clics. 125 ans après le Bullseys, tout le monde s’attend à ce que la photo soit facile, et à ce que que tous les logiciels s’inscrivent dans cette démarche du moindre effort. Tout le monde sait et accepte qu’il faille 12-16 ans pour former un musicien au conservatoire, ou 4 ans pour former un peintre ou un sculpteur aux Beaux-Arts, mais pour une raison étrange, la photo doit être un truc qui marche tout seul dès qu’on ouvre le logiciel.

Lightroom, Capture One, et tous leurs petits copains bardés d’intelligence artificielle sont typiquement dans cette démarche de consommation de masse : rendre la photo la plus facile possible pour le novice, tout en rendant la vie impossible à tous les artisans de l’image qui savent ce qu’ils veulent et qui ne veulent pas forcément la même chose que les équipes de développement des logiciels.

La photo est un art et un artisanat, et darktable s’inscrit dans cette approche : donner des options avancées à l’utilisateur. Un choix qu’il convient d’assumer en se formant pour prendre des décisions éclairées. Un choix qui n’est pas fait pour tout le monde. Un choix qui évite qu’on se transforme tous en clones de l’utilisateur moyen, faute d’alternatives. La démocratie, ça n’est pas 80 % d’utilisateurs moyens servis par une entreprise dirigée par la rentabilité, et 20 % d’utilisateurs qui peuvent aller se faire voir parce qu’ils n’avaient qu’à être comme les autres. Les 20 % minoritaires ont aussi le droit d’être servis, même quand ils ne sont pas un marché rentable.

Pour ceux qui veulent utiliser leur appareil photo comme ils utilisent leur voiture, tous les appareils photo sont livrés avec un mode super sympa : le JPEG en tout automatique. La photo de masse facile, c’est très bien, d’ailleurs c’est la seule raison pour laquelle on possède presque tous des archives visuelles familiale (un vrai progrès social : la postérité n’est plus réservée qu’aux bourgeois), mais ça ne doit pas éclipser les autres approches. Et il faut bien admettre que les autres approches deviennent de plus ne plus difficile avec les logiciels typiques actuels.

Le cas des JPEG boîtier

Trop d’utilisateurs comparent la sortie de darktable avec les JPEG produits par leur boîtier. La comparaison est généralement en défaveur de darktable qui, malgré plus d’étapes, ne fait pas aussi bien.

Premièrement, vu le prix des boîtiers numériques, j’ai envie de dire… heureusement que votre constructeur produit de beaux JPEG. Après tout, il est le seul à savoir comment son capteur est construit, et comment son électronique interne traite l’image, donc il n’a aucune excuse pour rater son traitement JPEG. Il connaît son appareil de l’optique à l’informatique, en passant par l’électronique.

Au niveau de darktable, le problème est que les constructeurs de boîtiers ne communiquent pas avec nous. Pire : quand on leur demande des informations, ils nous demandent de signer des clauses de confidentialité qui font que, en pratique, les informations qu’ils nous donnent ne peuvent légalement pas être utilisées dans un logiciel opensource (c’est pourquoi le nouveau format Canon CR3 n’est toujours pas supporté dans rawspeed, et n’est supporté dans libraw que depuis quelques mois). Tout ce qu’on peut faire pour espérer sortir un traitement RAW par défaut aussi bon que les JPEG du boîtier, c’est de la rétro-ingéniérie. Ça suppose :

  1. qu’on ait des gens pour nous fournir les RAW et les JPEG de tous les appareils photo actuels,
  2. qu’on ait des gens compétents et suffisamment disponibles pour les traiter.

En pratique, c’est irréaliste. Ça ne veut pas dire que vous ne pouvez pas obtenir un résultat aussi bon ou meilleur que les JPEG constructeur dans darktable, ça veut dire qu’il va falloir travailler pour parce qu’on n’a très peu de moyens pour vous simplifier/automatiser le processus.

Vous êtes contents des JPEG produits par votre boîtier ? Et bien contentez-vous en ou utilisez le logiciel de traitement RAW fourni par votre constructeur. Votre constructeur est le seul à savoir comment son capteur est construit, il a toutes les données en main pour faire une retouche simple et efficace, et vous l’avez payé pour ça. À un moment donné, il faut aussi être cohérent entre l’outil que vous choisissez et vos attentes.

Redéfinir les attentes utilisateurs

La frustration des utilisateurs vient de ce que leurs attentes ne coïncident pas avec l’objectif du logiciel, et ces attentes sont en grande partie la conséquence d’une communication éhontée et trompeuse sur darktable, et de raccourcis hâtif parce que, de loin, darktable ressemble à Lightroom.

darktable n’est pas le Lightroom du radin malin. darktable ne vise pas le même public. darktable ne fonctionne pas comme Lightroom et n’a pas vocation à le copier. darktable migre vers un workflow RGB linéaire relatif à la scène, quand tout le monde continue à faire de la retouche en RGB encodé en gamma. Pourquoi ? Parce que le RGB linéaire est bien plus cohérent avec les modèles de transport de la lumière dans les organes optiques, alors que Lightroom et Capture One ne peuvent pas se permettre de demander à leurs clients de réapprendre la retouche depuis le début, quand bien même leur modèle de couleur est fondamentalement cassé et irréparable.

L’avantage de ne rien vendre, c’est qu’on peut se permettre d’être intelligent même quand on sait que ça va déplaire. Parce que le changement déplaît toujours. Mais quand ça fait 30 ans qu’on fait de la merde, et qu’on commence à accumuler les preuves indubitables que c’est de la merde, quelle est la décision la plus rationnelle ?

N’être qu’un clone gratuit de Lightroom ?